Cristina Trezzini sur «Les petites fugues»

Il est impossible, même aujourd’hui, de ne pas aimer Pipe. Arrivé à l’âge de la retraite, le légendaire personnage des «Petites fugues» décide de se rebeller contre la monotonie de son existence. Pendant quarante ans, il a travaillé comme valet dans la même ferme du canton de Vaud. Il décide de s’acheter un vélomoteur afin de jouir de la liberté dont il a été privé jusque-là. La scène où, chapeau sur la tête, chemise blanche et cravate, il apprend à conduire son nouvel engin avec l’aide d’un journalier italien est inoubliable. Le film s’inspire d’une histoire vraie. L’acteur français Michel Robin a reçu le Prix d’interprétation masculine au Festival de Locarno.

Le film au langage à la fois naturaliste et universel a gagné immédiatement la faveur du public de toutes les régions linguistiques de Suisse et l’a conservée en dépit de sa lenteur inhabituelle. La dilatation de la narration et la durée des plans-séquences engendrent et amplifient un espace où peuvent s’épanouir les rêves d’évasion, d’autonomie et de révolte de Pipe et racontent le monde dans lequel il vit. Il appartient au spectateur de ralentir sa propre pensée et sa propre vision. Sans dialogues ampoulés, en faisant un usage très modéré de la musique, Yves Yersin (dont ce sera le seul film de fiction) nous propose un condensé de poésie douce-amère qui est toujours d’actualité : il n’est jamais trop tard pour élargir son propre horizon et s’autoriser, ne serait-ce que mentalement, de petits moments heureux d’émancipation et de liberté.

Grâce à la qualité du regard profond et sensible d’Yves Yersin (il faisait partie du Groupe 5 avec Alain Tanner, Michel Soutter, Claude Goretta et Jean-Louis Roy), un simple fait divers s’est transformé en un des plus grands succès de l’histoire du cinéma suisse.